L'envers du décor


Au tout début, une discussion entre amis au sujet du statut de la femme en Algérie. Nous étions tombés d'accord sur le fait que tout s'était joué à l'indépendance de l'Algérie. C'est là que les algériennes ont raté le coche de l'égalité. C'est assez surprenant, car les hommes algériens dans leur immense majorité ont été considérés du temps de la présence française comme des citoyens d'une catégorie inférieure, ils votaient d'ailleurs dans le deuxième collège. Ils étaient donc bien placés pour comprendre et rejeter ce statut d'êtres inférieurs. Eh bien, non, ils ont limité les droits de leurs mères, femmes et filles. Au cours de notre discussion, j'avais émis l'hypothèse que dans un état musulman en gestation (la Palestine), les femmes devraient se préoccuper de leur futur statut avant la création de ce nouvel état.


J'ai commencé à lire des publications concernant la femme musulmane. Inutile de dire que pour un esprit égalitaire, tout ce que je lisais était plutôt décevant. Cependant, il faut relativiser les choses et ne pas oublier la lente évolution du statut des femmes occidentales. Souvenons-nous que les françaises ont acquis le droit de vote le 21 avril 1944.


De proche en proche, j'ai élargi mes lectures au monde musulman. Puis, j'ai fini par rencontrer deux livres exceptionnels, éblouissants, ceux de Rachid Benzine et de Abdou Filiali-Ansary. Ils incitent à lire d'autres livres non moins lumineux, et d'ailleurs abondamment cités dans mon texte. Ces auteurs décrivent les travaux de musulmans qui risquent d'être considérés plus tard comme les lumières de l'islam ; Benzine, les appellent les « nouveaux penseurs de l'islam ». Ces hommes, des croyants sincères, ont fait fi des diverses couches de sédiments qui se sont déposés sur leur religion comme une chape de plomb qui empêche tout mouvement. Ils sont retournés aux sources en utilisant les nouveaux outils élaborés par l'histoire, les sciences sociales, la psychologie …Ils restituent un islam plus proche des fondements que celui de « savants » formés par des générations de « savants ».


J'ai donc quitté ma préoccupation initiale du statut des femmes musulmanes pour m'intéresser à une religion et à une civilisation qui concernent le cinquième des habitants de cette planète.


Cet ouvrage est le résultat de très nombreuses lectures. En effet, j'ai lu la majeure partie des livres cités dans la bibliographie. J'ai parcouru une énorme quantité de sites Internet. Ensuite, un besoin s'est fait sentir : il fallait que je partage avec d'autres ce que j'ai appris ainsi que les réflexions que m'ont inspiré mes lectures. C'est ma formation d'enseignant qui refaisait surface !


Ce faisant, j'ai été confronté à un problème nouveau pour moi : celui des citations, mais, je ne m'en suis pas rendu compte immédiatement. Expliquons-nous : en histoire, un futur auteur est souvent amené à s'intéresser à une situation inaccessible aujourd'hui. Par exemple, comment parler de l'Hégire, c'est-à-dire du départ de Mahomet de la Mecque pour se rendre à la ville qui deviendra Médine ? C'était le 16 juillet 622, date importante pour les musulmans puisqu'elle représente l'origine de leur calendrier. Que s'est-il passé pendant ce voyage, a-t-on tenté de l'assassiner, y a-t-il eu des miracles ? La seule solution pour le savoir consiste à consulter des ouvrages, des publications sur le sujet. Un auteur est ainsi amené à relater des faits, des idées, des évènements, des opinions … Parfois, il est question d'apporter un éclairage nouveau sur certains faits, d'autres fois, il s'agit de faire une synthèse d'un ensemble de travaux ou même de présenter exactement ce qui a été écrit par certains auteurs. Nous arrivons ainsi au problème des citations, qui consiste à rapporter les références d'un texte qui vous a inspiré. C'est là que j'ai fait une découverte élémentaire, tout à fait naïve, à mes dépens : un mathématicien n'est pas un historien ! On ne fait pas irruption dans un métier nouveau sans une formation adéquate !


En mathématiques, le problème des citations ne se pose pas de la même façon. Bien sûr, un résultat nouveau utilise des travaux précédents. Dans une démonstration, chaque brique est en elle-même une citation : je suis bel et bien obligé de dire que pour établir ce point du raisonnement, j'utilise la technique, le lemme, le théorème de tel mathématicien. D'ailleurs, si je ne le dis pas, le lecteur avancé saura qui a établi le premier la bribe de raisonnement que j'utilise. Une démonstration est un échafaudage où chaque constituant porte sa marque de fabrique.


En mathématiques, la citation est en général implicite, alors qu'en histoire, elle doit être explicitée constamment.


J'ai eu de nombreux déboires avec ce problème de citations. Au début, je prenais des notes, sans trop faire attention à mémoriser par écrit la source, cela a duré plusieurs mois, peut-être un an. Quand le moment est venu de rédiger un document « définitif », je me suis retrouvé avec, d'un côté, des pages sans citations et d'un autre, une pile impressionnante de documents qui s'étaient accumulés progressivement. J'ai donc été obligé de relire un nombre considérable de publications à la recherche des textes qui m'avaient inspiré. Un vrai travail de débutant, n'est-ce pas ?


Un historien ne peut que sourire à la lecture de la démarche que je relate, lui qui est tellement organisé dans son travail, lui qui sait si bien mémoriser extrait et référence. Le travail d'un mathématicien fait plutôt désordre, il ne sait pas où il va, il « sèche » la majeure partie de son temps ! Et pourtant, à l'arrivée, quand l'horizon s'est éclairci, les résultats sont présentés dans une logique implacable.


Quoi qu'il en soit, après un apprentissage laborieux, j'ai acquis une certaine technique et j'ai fini par maitriser ce problème des citations.


Et voilà, c'en est fini des confessions d'un mathématicien qui a fait une petite incursion dans un domaine qui n'est pas le sien !


Il m'a semblé que l'envers du décor valait la peine d'être raconté.


J. C.